La cohabitation dans la Ve République (2)

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La cohabitation dans la Ve République : trois exceptions qui confirment l’esprit gaulliste de l’adaptabilité du texte constitutionnel*

Après 1967, la question d’une possible « cohabitation » fut posée de nouveau à l’occasion des élections législatives de mars 1973 où la gauche s’est présentée pour la première fois unie sur la base d’un programme commun de gouvernement. Georges Pompidou, alors président, a refusé de dévoiler son attitude au cas où la gauche sortirait gagnante, tout en assurant qu’il ne ferait qu’appliquer la Constitution :

« Il y a quelque temps j’ai fait dire par le porte-parole du gouvernement qu’au lendemain des élections j’appliquerais la Constitution. Certains ont cru qu’il s’agissait d’affirmer solennellement une vérité d’évidence. Ce n’était point mon intention. Mon intention, c’était de déclarer, de la façon la plus claire possible, que je me refusais à dire quoi que ce soit sur ma conduite au lendemain des élections sauf que ce que je ferais serait conforme à la Constitution »[1].

De plus, il s’est montré « stupéfié », voire énervé par « les combinaisons » et les possibles scénarios envisagés quant à sa position et le fait que d’autres – et il cita Mitterrand – auraient déjà « décidé » de ce qu’on devrait « garder » ou non le président au cas où la majorité parlementaire s’avèrerait « négative » :

« Seulement, l’action politique, pour moi, n’est pas un jeu. Lorsque j’ai répondu à l’appel du général de Gaulle me chargeant des fonctions de Premier ministre, c’est, entre autres, parce que j’avais parfaitement conscience qu’à ce niveau de responsabilités, il ne s’agit pas de plaisir, de vanité ou d’intérêt personnel. La préoccupation, c’est le destin de la France et des Français. Et c’est pourquoi je ne veux pas me prêter au jeu des pronostics et des combinaisons. Et c’est pourquoi j’ai lu avec stupeur – au point que j’ai lu deux fois, car je ne le croyais pas- les déclarations de Ms François Mitterrand à un poste radiophonique disant : il faut- il s’agissait de moi- excusez le vocabulaire, ce n’est pas le mien- « il faut qu’il nous prenne et on le gardera et on lui laissera les pouvoirs qu’il a reçus du peuple » Je voudrais bien savoir à quel titre Ms Mitterrand ou tout autre de ses alliés est qualifié pour me garder ou ne pas me garder, pour me laisser les pouvoirs que je tiens du peuple, comme il le dit lui-même, ou pour me les retirer. Donc, je me refuse à ces combinaisons »[2].

Et, en faisant référence à la pratique institutionnelle sous le mandat de Charles de Gaulle et à sa propre expérience gouvernementale, Georges Pompidou s’est nettement positionné comme défenseur de la continuité de la lecture gaullienne de la Constitution, mettant le chef de l’Etat au-dessus des autres institutions, et plus précisément, au-dessus du Premier-ministre.

Enfin, tout comme son prédécesseur et maître, le président Pompidou s’est montré pessimiste devant un tel possible compromis comme une « cohabitation » :

« Malheureusement, l’histoire de France démontre que nous ne sommes pas un peuple de compromis et qu’en pareil cas on se heurte violemment et on s’en tire, finalement, par la mainmise de l’un sur l’autre ou de l’autre sur l’un. Si c’est l’exécutif qui jette le législatif dehors, cela s’appelle un coup d’État ; et si c’est le législatif qui jette l’exécutif dehors, cela s’appelle une révolution. Nous sommes passés, tout au long de notre histoire, de coups d’État en révolutions et de révolutions en coups d’États Ce n’est pas ce que je souhaite pour la France de demain »[3].

Quant à François Mitterrand, tout comme nous l’avait indiqué Georges Pompidou, il ne remettait pas en cause le mandat du Président. En réaction à l’attitude du Président, le leader de l’opposition et l’initiateur du programme commun de la gauche organisa à son tour une conférence de presse pour exposer ses vues. S’il ne questionna pas la légitimité du président, il déplorait le fait que celui-ci voulait « être à tout prix que le Président de la moitié » :

« C’est vrai que Monsieur Pompidou, Président de tous les Français, nous le reconnaissons comme tel, semble mettre un point d’acharnement à ne vouloir être à tout prix que le Président de la moitié. C’est dommage ! Nous le déplorons ! Mais je le répète, nous pensons que la sagesse l’emportera et nous n’émettons aucune passion particulière »[4].

Quant aux ambitions de la gauche concernant l’attitude présidentielle en cas de sa victoire, elles ne visaient pas d’autre scénario que le respect de la pratique constitutionnelle :

  « Ayant gagné les élections, ce qui suppose une majorité parlementaire, constituer une majorité. Et elle attendra du Président de la République qu’il veuille bien désigner un Premier ministre capable de former un gouvernement dans la ligne générale de cette majorité qui elle-même se sera constituée sur la base du programme commun. Voilà la logique, je le répète volontairement, la sagesse, voilà l’intérêt du pays »[5].

Et, pour conclure, François Mitterrand rassura, en nom de la gauche, qu’elle ne souhaitait pas le départ du président, qui engendrait de nouvelles élections et jetterait la France dans un jeu électoral contant à un moment où il y avait « mieux à faire » :

  « J’ai dit et j’engage la gauche, que le Président de la République est élu jusqu’en 1976, et que, sauf accident, que nous ne souhaitons pas, il doit parvenir au terme de sa charge. S’il estime lui-même qu’il doit en être autrement, cela le regarde. Mais nous ne souhaitons pas une succession d’élections qui occupe constamment le pays, alors qu’il y a mieux à faire »[6].

Même si à l’issue des législatives et en dépit du recul gaulliste, la droite conservait une nette majorité à l’Assemblée nationale, cette élection marqua un véritable progrès de la gauche, qui obtint 177 sièges contre 91 en juin 1968, et, notamment, du PS qui, en suffrages, a presque égalé le PCF[7].

Cinq ans plus tard, à l’occasion des élections législatives de 1978, on s’est retrouvé devant le même scénario d’une éventuelle cohabitation, surtout dans un contexte où la gauche est sortie victorieuse après les élections municipales du printemps 1977. Tout comme en 1973, la question d’une éventuelle démission du Président ne figurait pas parmi les exigences de la gauche. Le président libéral en charge depuis 1974, Valéry Giscard d’Estaing avait déjà annoncé qu’il laisserait la nouvelle majorité gouverner. Le 27 janvier 1978 à Verdun-sur-le-Doubs, il déclara :

« Vous pouvez choisir l’application du programme commun. C’est votre droit. Mais si vous le choisissez, il sera appliqué. Ne croyez pas que le Président de la République ait, dans la Constitution, les moyens de s’y opposer »[8].

Malgré son attitude apparente dégagée, le président Giscard d’Estaing a mené une véritable campagne visant à diaboliser les risques encourus par la France en cas d’une victoire de la gauche, ce qui l’obligerait à accepter le programme commun de la gauche :

  « l’application en France d’un programme d’inspiration collectiviste plongerait la France dans le désordre économique »[9].

Quant à François Mitterrand, il conserva les mêmes critiques qu’il avait adressées au président Pompidou, à savoir, le fait que le président Giscard, à travers son alignement à droite et son implication dans la campagne électorale, se positionnait, lui-aussi, en tant que président d’une « équipe » et non en tant que président-arbitre, qui devait parler en nom de tous les Français :

 « On ne peut pas jouer les deux rôles à la fois, (…) l’arbitre sur le terrain et le capitaine d’une équipe (…). Si Monsieur Giscard d’Estaing entend -très bien qu’il le fasse ! – être le capitaine d’une équipe, le capitaine de l’équipe apparemment mal placée, peut-être battue, celle de la droite et des partis conservateurs, alors il ne peut pas réclamer devant les Français le statut de l’arbitre qui parle au nom de tous »[10].

Néanmoins, Mitterrand conserva la même disponibilité de « cohabiter » avec le Président dans l’intérêt national, tout en précisant que le cas échéant, il y aurait « deux politiques pour la France » :

« nous cohabiterons dans le même pays, désireux de préserver le tissu national commun, mais il y aura deux politiques pour la France : la sienne et la nôtre, et elles ne pourront être confondues »[11].

En outre, sur cette question, ce fut seulement le président du RPR, Jacques Chirac, qui ne partagea pas l’interprétation du président Giscard d’Estaing et de François Mitterrand. Selon Chirac, la victoire de la gauche compromettrait le mandat du président de la République, qui devrait démissionner si la majorité parlementaire ne correspondait plus à la majorité présidentielle[12]. Ainsi, il s’est distingué même par rapport à ses compagnons au sein du RPR. Parmi eux, Michel Debré, qui a soutenu en campagne l’idée que le RPR choisirait la solution du référendum en cas de cohabitation :

« Le président de la République agira selon la manière qui paraîtra le plus digne et il appliquera la constitution, et cette constitution lui donne tous les moyens de faire intervenir le peuple pour trancher un hypothétique conflit »[13].

Les élections législatives ont confirmé la victoire de la majorité sortante, qui obtint 51,06% des suffrages exprimés[14], ce qui déjouât pour une troisième fois le scénario d’une possible cohabitation.

Il a fallu attendre les élections législatives de 1986 – organisées pour la première fois au scrutin proportionnel[15] – pour que la pratique du pouvoir soit remise en cause, permettant une alternance politique au sein du Législatif en plein mandat présidentiel. « Ironie de l’histoire »[16], le scénario de ce qu’on appellerait la première cohabitation était à l’opposé de ce qu’on avait envisagé entre 1967 et 1978, à savoir, un président de gauche, François Mitterrand, élu en 1981, et une Assemblée nationale de droite :

« une gauche génétiquement parlementaire s’est trouvée en situation de défendre la présidence face à une droite génétiquement présidentielle devenue parlementaire par nécessité »[17].

Deux semaines avant le scrutin, à l’occasion d’un entretien accordé à TF1, le président Mitterrand exprima sa position quant au choix du Premier ministre, au cas où la cohabitation serait finalement installée, tout en assurant qu’il respecterait à la lettre le texte de la Constitution :

« Le Président de la République nomme qui il veut. Il doit naturellement se placer en conformité avec la volonté populaire. (…) Je devrai m’adresser à une personnalité de la majorité pour conduire le gouvernement (…). Personne ne désignera le Premier ministre à ma place, croyez-moi »[18].

Tout comme ses prédécesseurs – qu’il avait, d’ailleurs, critiqués à cet égard -, le président Mitterrand s’engagea à soutenir la majorité présidentielle sortante, renforçant ainsi la pratique institutionnelle qui mettait signe d’égalité entre majorité parlementaire et majorité présidentielle :

 « Q : … »Avec le Président », ça veut dire quoi ?

Le président : Ca veut dire que j’entends bien soutenir la majorité sortante. Elle a bien travaillé. Elle a été courageuse. Elle a élargi le champ des libertés. Elle a vraiment créé un réveil culturel formidable. Elle a modernisé ou commencé de le faire. Elle a commencé une sérieuse formation des hommes, des femmes, pour les métiers nouveaux. Eh bien | moi, j’estime que c’est mon devoir que d’être auprès de cette majorité pour dire : Français, ne soyez pas injustes avec elle »[19].

Et, tout en invoquant les circonstances et l’attitude du Général de Gaulle à la veille des élections législatives de 1958, François Mitterrand partagea le même pessimisme par rapport aux conséquences d’une cohabitation :

  « Il s’agissait sans doute de circonstances particulières. On sait bien ce qui s’est produit dans les premières années de la présidence du Général de Gaulle, notamment avec le drame algérien. Donc les circonstances ne sont pas aussi dramatiques, mais une majorité qui prétendrait disputer au chef de l’Etat les pouvoirs que la Constitution lui confère, une majorité qui prétendrait briser l’élan aujourd’hui entrepris et dont, je crois, on peut attendre de bons résultats, commettrait une très grave erreur »[20].

En outre, dans le même esprit de ses prédécesseurs et en cohérence avec ses positions antérieures, le président Mitterrand ne considéra pas qu’un résultat négatif aux élections législatives l’obligerait à quitter le pouvoir :

  « ma position, on la connait – mais permettez-moi de la répéter. Moi, je suis là ; je suis Président de la République ; j’ai été élu à cet effet, quoi qu’il advienne, ce qui veut dire que j’assume mes responsabilités et que je les assumerai quelle que soit la majorité politique et quels que soient les événements. Bref, je remplis mon mandat »[21].

Mais, s’il était décidé de rester en fonction, il tint à préciser qu’il n’exercerait pas de « présidence au rabais » :

« Je préfèrerais renoncer à mes fonctions que de renoncer aux compétences de ma fonction, des compétences qui me sont reconnues par la Constitution. Il n’est pas question pour moi d’être un Président au rabais »[22].

* extrait de Andrada Cretanu, « Le gaullisme: un patrimoine culturel immatériel. La patrimonialisation du politique dans le discours français », tome 1 et 2, thèse de doctorat soutenue à l’Université de Bordeaux, 2021


[1] Georges Pompidou, Conférence de presse du 9 janvier 1973, texte disponible sur https://georges-pompidou.org/georges-pompidou/portail-archives/conference-presse-du-9-janvier-1973 ; et pour la vidéo : https://www.ina.fr/video/CAF94084948 ;

[2] Georges Pompidou, Idem ;

[3] Idem ;

[4] François Mitterrand, Conférence de presse du 12 février 1973, texte et vidéo disponible sur

https://fresques.ina.fr/mitterrand/fiche-media/Mitter00007/conference-de-presse-avant-les-legislatives.html ;

[5] François Mitterrand, Idem ;

[6] Idem ;

[7] Antoine Rensonnet, Eclairage, « Conférence de presse de François Mitterrand », le 12 février 1973, texte et vidéo disponible sur

https://fresques.ina.fr/mitterrand/fiche-media/Mitter00007/conference-de-presse-avant-les-legislatives.html ;

[8] Valéry Giscard d’Estaing, Allocution du 27 janvier 1978 à Verdun-sur-le-Doubs, texte disponible sur http://discours.vie-publique.fr/notices/787003100.html

[9] Valéry Giscard d’Estaing, Idem ;

[10] François Mitterrand, cité par Marie-Anne Cohendet, La cohabitation : Leçons d’une expérience, Ibidem ;

[11] François Mitterrand, Idem ;

[12] Olivier Duhamel, « De l’alternance à la cohabitation ou l’énigme résolue de la constitution », Revue française de science politique, 1984, p. 1105 ;

[13] Lettre de Michel Debré, mai 1977, cité par Olivier Duhamel « De l’alternance à la cohabitation ou l’énigme résolue de la constitution », Ibidem, p.1106 ;

[14] Nicolas Denis, « Les élections législatives de mars 1978 en métropole », Revue française de science politique, 1978 ;

[15] Il s’agissait d’une des promesses inscrites dans les 110 propositions de François Mitterrand lors de la campagne électorale de 1981, cf. Jean-Claude Lescure, « Les résultats des élections législatives de mars 1986 », Contexte historique, dossier disponible sur

https://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/InaEdu00153/les-resultats-des-elections-legislatives-de-mars-1986.html

[16] La cohabitation dans la vie politique française, Un peu d’histoire, dossier disponible sur

https://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/d000132-la-cohabitation-dans-la-vie-politique-francaise/un-peu-d-histoire ;

[17] Ph. Ardant, O. Duhamel, « La dyarchie », Pouvoirs, n° 91, 1999, p. 7 ;

[18] Entretien de M. François Mitterrand, Président de la République, accordé à TF1 lors de l’émission « Ca nous intéresse monsieur le Président », texte disponible sur http://discours.vie-publique.fr/notices/867005500.html ;

[19] François Mitterrand, Idem ;

[20] Idem ;

[21] Idem ;

[22] Reprenant ainsi l’affirmation déjà énoncée un an plus tôt :  » On n’élit pas un Président pour qu’il soit inerte. (…) La Constitution ne prévoit aucunement que les députés et l’Assemblée nationale puissent censurer le Président de la République. Alors à tous ceux qui, parce qu’ils ont un gros appétit se précipitent vers ce qu’ils croient être un fromage, je leur dis que je ne resterai pas inerte  » (TF1, 28 avril 1985), François Mitterrand, cité par La documentation française, « La cohabitation dans la vie politique française », dossier disponible sur

https://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/d000132-la-cohabitation-dans-la-vie-politique-francaise/1986-1988-une-campagne-electorale-permanente ;


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